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Maman était très fétichiste, elle gardait beaucoup de petites choses au fond de son sac : un crucifix, un pendentif, une lime à ongles miniature, des images pieuses, un médaillon… J’ai toujours vu toutes ces choses dans son sac à main mais je ne lui ai jamais demandé pourquoi c’était là ni d’où ça venait. Maman était très coquette, elle avait les cheveux ondulés, avec des petits crans. Ses joues étaient fardées discrètement de poudre de riz qu’elle achetait à La Samaritaine. Mais elle ne se maquillait pas les yeux. Je la revois dans sa robe à pois avec ses créoles en or qu’elle n’a jamais quittées. Chaque fois qu’elle sortait de la maison, elle parfumait d’eau de Cologne un mouchoir en dentelle qu’elle mettait dans son sac pour qu’il sente bon. J’ai retrouvé dans ce sac, des années plus tard, une mèche de cheveux enroulés soigneusement avec un petit ruban et conservée dans du papier. Je n’ai jamais su à qui elle avait appartenu. Maman avait aussi gardé une mèche de mes cheveux comme elle avait gardé celles de mes grands frères Marcel et Lulu. Je me souviens qu’un jour, j’avais eu l’envie d’avoir une coupe au carré avec une frange et Maman, à qui ça avait peut-être fait mal au coeur de couper mes longs cheveux, en avait gardé une mèche en souvenir. Cette mèche de cheveux tout comme le coffre à bijoux capitonné de Maman que j’ai toujours auprès de moi me rappellent quelque part mon enfance. Et mon enfance, c’est ma mère. Je devais avoir six ans lorsqu'elle s’est séparée de Papa et douze quand il est mort. Mes frères avaient plus de vingt ans d’écart avec moi et ne vivaient pas chez nous. J’habitais seule avec Maman, j’étais sa fille chérie.

Quand Maman est morte, j’ai gardé à mon tour quelques-uns de ses cheveux pour moi. J’avais 32 ans, c’était le 2 janvier 1982. Ce jour-là, maman s’est plainte toute la journée, elle criait puisqu’elle devait souffrir beaucoup. Elle avait du mal à respirer et même si on ne nous l’a jamais dit comme ça, Maman était dans le coma. Les infirmières nous disaient qu’elles allaient la soulager mais elle criait toujours. Quelques semaines plus tôt, la couture de sa plaie avait craqué et on lui avait collé un anus artificiel. Son intestin se vidait dans une poche qui adhérait à la peau. On va dire qu’elle avait comme un trou dans le ventre. Je l’ai vu car j’ai souvent nettoyé Maman et chaque fois elle pleurait. Quand on a quitté Maman dans sa chambre d’hôpital et dans son coma, Gilles, Mémère, Sandrine et moi sommes allés voir La chèvre avec Depardieu et Pierre Richard. C’était une comédie mais je n’avais pas vraiment le coeur à rire. De retour à l’appartement des Platanes après la séance, Gilles a commencé à faire cuire des pâtes mais avant que l’eau bout, le téléphone avait sonné : Maman était morte. Lorsqu’on s’est retrouvé dans sa chambre, je me suis effondrée et je m’en suis voulu d’être allée au cinéma. J’avais maigri, j’étais crevée, j’allais la voir tous les jours, Mémère m’a dit : « c’est pas de ta faute ma fille ». Quelques minutes après, j’ai coupé une mèche de Maman sur son lit d’hôpital, elle avait des cheveux couleur auburn et la peau très blanche. Je l’ai peut-être fait, au fond, parce que je savais qu’elle aimait garder nos cheveux en souvenir ou bien parce que Mémère me l’a suggéré. Je ne sais plus exactement.

Je revois mon enfance passer et Maman plus jeune dans la loge de concierge où nous vivions. Elle aimait beaucoup chanter Luis Mariano et la Java bleue. Elle chantait quand elle faisait son ménage, elle était très maniaque, elle rangeait tout le temps. Tous les jours, elle essuyait les meubles et balayait par terre. Comme elle, je mets aujourd’hui dans mon armoire des savons entre les draps et les serviettes de toilette pour qu’ils sentent bon. Comme elle, j’aime que mes affaires soient bien rangées et mes souvenirs aussi. Les mèches que j’ai ressorties pour toi, je ne les avais jamais ressorties depuis que Maman n’est plus là. Elles étaient bien gardées au fond de son sac.

Misou,
Chatou, le 31 janvier 2018



À la fin, Micheline passait de la chambre au salon. Elle ne faisait plus rien. J’allais faire les courses pour la maison, je l’aidais à passer d’une pièce à l’autre et je la couchais le soir. Elle m’a appris peu à peu comment faire la cuisine qu’elle ne pouvait plus faire. Elle dormait beaucoup et se levait quelquefois pour venir lire un peu ou regarder la télévision avec moi. Tu vois, là sur le canapé, c’était sa place, ici la mienne, et sur ma gauche, celle de notre chienne. Dans notre chambre, on avait changé le matelas qu’elle trouvait trop haut pour elle. Puis elle a préféré dormir toute seule. J’ai alors installé un petit lit dans la salle à manger, on y dormait quinze jours chacun notre tour. Un matin, elle s’est levée et a craché du sang qui venait de son foie. J’ai immédiatement été chercher des serviettes et une ampoule contre l’hémorragie. J’ai cru qu’elle allait y rester mais elle a finalement tenu et on l’a emmenée jusqu’aux urgences. L’opération a duré très longtemps et son coeur a lâché. Elle ne supportait plus au fond de ne rien faire. C’est ta mère un jour qui me l’a dit.

Le salon me fait beaucoup penser à elle, tout l’appartement en fait. Ce serait douloureux pour moi d’habiter ailleurs qu’ici, nous y sommes depuis bientôt soixante ans. On a acheté tous les objets que tu vois là ensemble. Le testament de Napoléon accroché au-dessus de la cheminée, on l’a trouvé au musée d’Ajaccio. Micheline, admirait Napoléon. Moi pas vraiment. Je pense que pour elle, ce devait être un grand homme. Quand j’ai fini le chantier en Corse, on est revenus ici et j’ai été chercher un cadre doré à Montmartre. Le testament, je le regarde tous les jours comme il est sur mon passage mais je ne le relis pas. On a d’ailleurs aménagé tout le reste du salon en fonction de ce testament. Sur le mur derrière toi, il y a trois gravures chinées à Saint-Ouen : Austerlitz, Wagram et Marengo ; dans la vitrine, un vase en porcelaine à l’effigie de Napoléon glané en Bretagne et son buste à Bastia. Les papiers peints à rayures jaunes sur les murs, c’est encore Napoléon, il y avait les mêmes dans ses appartements à Fontainebleau. Micheline m’a aidé à découper le papier qu’elle encollait. C’est elle aussi qui avait choisi la moquette jaune que j’ai toujours bien nettoyée. Elle va bien dans le décor.

Papi Pierrot,
Paris, le 7 février 2018



Après le décès de mon père, Maman a décidé de vendre la maison de vacances à Langrune. C’était en 1983, mon père n’était plus tout jeune, son coeur était fatigué. On l’a enterré là-bas dans le même cimetière que ma soeur puis on a enterré Maman dans la même tombe que lui. On y va au moins une fois par an voir comment la tombe est entretenue et aussi parce que plus grand monde n’y va. Mes parents se sentaient chez eux à Langrune, c’est là qu’ils se sont connus alors qu’ils étaient en vacances avec leurs parents, chacun de leur côté. Moi, je suis né trois ans après leur mariage, j’étais leur troisième enfant en trois ans, après ça s’est ralenti puisqu’il y a eu la guerre. Mon père n’a pas connu la mort de mon frère et de ma soeur, il est parti avant, quand Maman, elle, est restée seule.

Quand on a vidé la maison avec elle, parmi tous les objets qu’il y avait, c’est la bonbonnière que j’ai voulu garder pour la ramener à Argenteuil. À l’origine, c’était, en fait, un légumier en porcelaine émaillée avec des fleurs dessinées dessus. Ils l’avaient peut-être acheté ensemble sur une brocante mais je n’en suis pas certain. Mon père a décidé un jour, alors qu’il était déjà grand-père, d’y mettre à l’intérieur des bonbons pour ses petits-enfants parce que le couvercle était sonore et qu’il était difficile de le soulever sans que ça fasse un peu de bruit. La bonbonnière était posée sur la table de la salle à manger, en dehors des repas. Elle est maintenant dans un placard à côté de notre cuisine. Ce n’est pas un bel objet qui retient l’attention mais, à chaque fois que je la vois, elle me rappelle les réactions de mon père quand il entendait ce bruit. Je sais qu’il ne faisait pas ça pour protéger les bonbons, au contraire, ça l’amusait beaucoup lorsque les enfants se faisaient prendre la main dans la bonbonnière. Il y a des moments où je repense à lui, il m’a manqué après son décès, puis je crois qu’on oublie peu à peu et que soi-même on prend de l’âge. La bonbonnière dont je te parle, je l’ai choisie parce qu’elle me paraît assez représentative de ce qu’il était et des souvenirs que j’ai encore de lui. Il était un peu de l’ancien temps, mon père, il observait la vie de loin, assis dans son fauteuil à regarder la comédie humaine. Il était là sans être vraiment là. Il gardait toujours une certaine distance comme lorsque nous allions à la plage. Il restait sur la digue cimentée, installé dans son transat devant la cabine de plage qu’on démontait en hiver pour la protéger des marées, alors que nous, nous étions sur la plage. Je me souviens qu’il aimait voir la mer mais qu’il n’aimait pas s’y baigner ni même aller sur le sable. Il ne retirait pas ses chaussures, je ne l’ai jamais vu pieds nus. On le croisait quand on allait se changer dans la cabine, il faisait trois pas puis venait se réinstaller sur son transat. Il reprenait sa lecture ou laissait vagabonder sa pensée et le temps passait.

Des années après sa mort, ma soeur Marie-France nous a offert une cloche que l’on a suspendue à la poignée du placard de notre cuisine. C’est dans ce même placard que j’ai décidé peu après ta naissance et celle de tes cousins d’y entreposer une autre bonbonnière à mon tour.

Grand-Papa,
Argenteuil, le 25 avril 2018



Je n’ai jamais vu ma mère en culotte et soutien-gorge. Se montrer nue devant ses enfants ne faisait pas partie de son programme d’éducation. Ce n’était pas très longtemps après l’Allemagne nazie qui avait porté haut le culte voué au corps humain. Elle tenait à s’en libérer. On n’entrait pas dans la salle de bain lorsqu’elle était dedans. À la fin de sa vie, j’ai souvenir qu’elle en sortait avec un chignon roulé comme ça à l’arrière. Sur la table, à côté de la baignoire, il y avait toujours une glace posée. Une glace un peu compliquée, un peu rococo, un peu baroque, pas du tout le style de Maman qui était d’une élégance sobre. Hormis quelques bijoux, son poudrier et son sac en crocodile noir, elle n’était pas du tout attachée aux objets, c’était plus une intellectuelle détachée du monde. Elle aimait pourtant les choses raffinées et elle avait une certaine idée de l’esthétique. Dans son journal de captivité, que tu auras l’occasion de lire un jour, mon père décrit à Maman la couleur des rideaux de la maison qu’ils achèteront après la guerre, il y fait des projets d’aménagement, lui parle de tel chapeau ou de telle blouse qui lui allaient bien et dont il se souvient. Maman avait entrepris pendant la guerre une broderie de feuilles avec une association de jolis tons de bleu et d’orangé. Je me rappelle aussi des mouchoirs qu’elle confectionnait avec des jours, en isolant les brins de tissus pour faire de petites échelles au bord. J’ai des amis qui se moquent de moi pour ma façon de disposer les convives et de mettre la table avec soin, sans couverts dépareillés ou sans pot à moutarde, mais ça vient de Maman.

Quand elle a su qu’elle était malade, Maman a refusé de se soigner, elle n’a jamais voulu nous en parler. Seul mon père savait qu’elle avait quelque chose de grave. Après qu’elle est partie, il a gardé la maison telle qu’elle était. Tout était resté à sa place et on avait fini par ne plus voir les choses que Maman avait laissées. J’étais jeune et c’était très douloureux mais depuis, il a fallu que je vive sans elle. Elle ne me manque pas physiquement mais c’est qui elle était, sa personnalité, ses soucis d’éducation, ses façons d’être qui me manquent. Ce qui me parle d’elle aujourd’hui ce sont les quelques objets que j’ai gardés ; son collier de perles que mon père m’a donné et sa glace baroque. J’ai un peu de douleur de temps en temps avec cette glace qui, d’une certaine façon, n’est vraiment devenue la mienne qu’après la mort de mon père. Je m’en sers presque tous les matins pour voir comment je suis coiffée à l’arrière de ma tête. Je la repose toujours au même endroit, sur une commode en pin qu’on avait achetée quand les enfants étaient petits. Dans la famille, on n’aurait pas trouvé cette glace jolie ni de bon goût, ça n’était pas non plus mon style mais ça l’est peut-être devenu. J’y suis plus attachée qu’avant. Je mettrai une étiquette au dos pour qu’on sache que ce n’est pas n’importe quelle glace. Plus tard, j’aimerais bien qu’un de mes petits-enfants me dise qu’il voudrait la garder après ma mort. Quand je me regarde dedans, si j’ai un sentiment, c’est de me dire qu’un jour, comme ma mère, moi aussi, je ne serai plus là.

Mamoun,
Argenteuil, le 25 avril 2018



Il y a longtemps, je suis parti une semaine dans la campagne autour de Montpellier préparer une tournée de cirque avec la troupe. On se déplaçait en minibus. J’avais ma place dans le fond avec une fille qui s’appelait Julie. On est vite devenus proches. Julie avait un an de plus que moi et à cette époque, elle sortait avec un de mes potes. J’allais souvent chez elle, dans son village. C’était loin du centre, il fallait aller au bout de la ligne de bus puis on venait te chercher en bagnole. Tu ne savais jamais vraiment comment t’allais rentrer chez toi. À la fin de l’année, Julie a eu son bac et après l’été, elle est partie à Carcassonne. On ne se croisait plus qu’à des soirées de temps en temps, quand elle rentrait chez ses parents. Puis je suis monté à Paris pour les études et là, on ne s’est presque plus croisés.

Julie s’était installée avec son mec, et moi de mon côté, je m’étais un peu résigné. J’avais eu quelques histoires avec des filles. Les mois sont passés et un jour, alors que j’étais rentré pour les vacances à Montpellier, Julie m’a appelé pour aller boire un coup avec ses amies. Lorsque je suis arrivé, elle était seule à table. Elle m’a expliqué qu’elle n’était plus avec mon pote. J’ai alors pensé que j’avais ma place. Ce jour-là, on s’est aperçus qu’on avait tous les deux le même modèle de pompes, des Puma Suede. C’est devenu notre truc, depuis ce moment, on n’a plus porté que ça. Quand je suis rentré à Paris, on a continué à se parler tous les jours par messages. Julie était perdue, elle couchait un peu partout, j’essayais d’être là comme je pouvais. On se rapprochait de plus en plus. L’été qui a suivi, on l’a passé ensemble. Je savais qu’elle devait partir à la fin du mois d’août à Rotterdam pour être jeune fille au pair le temps d’une année. À la soirée qu’elle avait organisée pour nous dire au revoir, on s’est pris dans nos bras et on s’est embrassés. Je l’avais attendue de tout mon corps pendant trois ans. Dès que j’ai pu, je l’ai rejointe quelque temps après à Rotterdam. Je suis aussi revenu à la fin du mois de janvier et la veille de mon départ, on a fait les magasins pour me chercher des pompes. J’en ai trouvé qui me plaisaient dans une boutique : des Puma d’un rouge plus flash que du bordeaux avec une bande blanche en travers. Je ne les ai pas prises tout de suite, on a trainé des plombes dans les rues du centre. Quand nous sommes retournés pour les acheter, la boutique était fermée. Le lendemain, dans mon train pour Paris, je lui ai demandé par message de les acheter pour moi en lui disant que je la rembourserai plus tard. Je n’ai pas plus insisté, j’espérais seulement qu’elle le ferait et on n’en a plus reparlé.

Avec Julie, on avait prévu de se rejoindre avec une copine quelques jours à Helsinki le mois suivant. On avait pris nos billets. Quatre jours avant le départ, j’ai appelé notre copine pour organiser le voyage. Elle m’a raccroché au nez puis m’a rappelé pour m’annoncer que Julie avait eu un accident le matin même. Elle était en vélo quand un camion-poubelle l’a percutée alors qu’il roulait en contresens. Julie est morte les jambes et les bras cassés. Les gens disent « décédé », moi j’aime bien le cru du mot « mort », il est clair, il ne ment pas, Julie ne s’est pas envolée. Je suis parti le lendemain pour son enterrement à Mirande, le village de sa famille. À son emplacement dans le cimetière, il n’y avait pas encore de pierre tombale, seulement un trou en béton. Quand il s’est mis à pleuvoir, des gens l’ont recouvert d’une planche en contreplaqué, ça m’a gêné de la laisser là. Son père est venu me voir après les funérailles pour me dire de passer chez eux récupérer un cadeau que Julie m’avait fait. C’était une boîte en carton avec une paire de pompes à l’intérieur, des Puma rouges avec une bande blanche. Cette boîte est aujourd’hui dans ma chambre à Montpellier, posée sur une étagère de mon bureau avec d’autres affaires que j’ai gardées d’elle, une écharpe marron, un verre qu’elle avait piqué, une photo argentique que j’avais prise d’elle… Je n’y touche jamais, j’aime seulement savoir qu’elle est là. Je ne l’emporterai pas, elle fait partie de ma vie à Montpellier. Depuis que Julie est morte, j’ai arrêté de faire du cirque mais j’ai continué d’acheter des Puma. Il y a eu les rouges et bleues flash, celles d’avant Julie, celles un peu moins flash de mon histoire avec elle, les noires et violettes que j’ai achetées pour l’enterrement et celles d’aujourd’hui, qui ne connaissent rien de notre histoire.

Ulysse,
Paris, le 2 mai 2018


Mon grand-père est mort d’un cancer de la prostate, il avait décidé de ne pas se soigner. À cette époque, la chimio, c’était quelque chose de monstrueux. Il ne voulait pas être diminué et se montrer comme ça devant nous. Il est mort dans d’horribles souffrances, je me souviens qu’il hurlait de douleur tout le temps. Pendant une semaine, il a supplié ma mère, qui était pharmacienne et qui s’occupait de lui à la maison, de mettre fin à ses jours. Après en avoir débattu lors d’un conseil de famille, elle a fini par le faire partir en lui administrant des sédatifs et de la morphine. Elle ne s’en est jamais remise et porte en elle une lourde culpabilité. Je sais qu’elle lui en a voulu longtemps de ne pas s’être soigné. Maintenant, mon deuil est passé, ça fait vingt ans qu’il est mort. Il avait plus de quatre-vingts ans, c’était dans la nature des choses. Mais quand je l’ai perdu, ça a été très douloureux, j’ai eu l’impression de perdre mon père. J’étais alors enceinte et j’allais me marier avec un homme qui venait d’Afrique du Nord et qui était juif comme lui. Je me suis séparée de cet homme à ce moment-là et je me suis fait avorter. Tout est mort en même temps.

J’étais très proche de mon grand-père, c’était un homme qui avait quitté les siens en Algérie pour venir vivre en France. C’est là qu’il est devenu médecin. Son cabinet se trouvait dans son appartement, c’était simple et chaud, il y avait un grand bureau et de grandes bibliothèques en bois. Lorsqu’il recevait ses patients, il leur demandait de toucher une petite tête en marbre qu’il avait ramenée d’un voyage en Égypte et qui était posée sur une console devant la porte d’entrée, à côté de son bureau. Il disait qu’elle portait chance, il croyait au mauvais sort. Moi, je n’y crois pas, bien que par moments, ça m’interpelle. Je n’y crois pas mais j’y crois un peu quand même, parce que je pense qu’il y a des choses qu’on ne maîtrise pas. Cette petite tête en marbre a bercé mon enfance, je l’ai toujours beaucoup touchée. Je la trouve sensuelle, j’aime me dire qu’elle a été polie par le toucher des gens qui l’ont connue. Mon grand-père est en permanence en moi mais, avec cette tête, c’est comme s’il était à côté de moi ; il est là et je le vois. Lors d’un voyage en Égypte j’ai acheté une tête ressemblante que j’ai fait monter exactement de la même manière. Quand son pied s’est cassé, j’ai voulu la réparer mais, entre-temps, j’ai hérité de celle de mon grand-père. Il m’avait dit un jour qu’à sa mort, sa tête en pierre me reviendrait. J’étais la prunelle de ses yeux, c’était merveilleux, il m’a beaucoup remplie de lui. Je le questionnais souvent et il me racontait sa vie. Il pensait qu’on était dans un monde où on ne s’écoute pas assez les uns les autres. C’est lui qui m’a donné l’envie de devenir psychologue. Par ce métier, j’ai l’impression de continuer ce qu’il était.

Il y a cinq ans, lorsque je me suis installée dans mon cabinet, j’ai placé sa tête sur mon bureau. Je n’ai pas encore réussi à lui trouver un endroit qui me convienne, à cause de l’ordinateur qui l’occulte ou parce que le bureau est trop grand. Je la trouve perdue dans le bordel de mes affaires. Il lui faudrait une petite place quelque part, comme ça, on ne verrait plus qu’elle ou je ne verrais plus qu’elle. Là, je ne la vois pas assez bien mais ça n’est pas très grave. Il y a eu un temps, après la mort de mon grand-père, où j’ai rangé cette tête en pierre, je ne voulais pas la voir, c’était trop dur pour moi. À cette période, je portais alors une bague en or à laquelle il était aussi très attaché. Il y avait des caractères gravés dessus qui, je crois, devaient symboliser la vie. Je l’ai d’abord mise au doigt puis je l’ai accrochée à mon porte-clé comme il le faisait lui-même. Ça a duré un peu plus d’un an et quand j’ai changé de porte-clé, quand mon deuil a fini, j’ai ressorti sa tête de là où je l’avais rangée. Depuis, je l’ai toujours mise à un endroit où je peux la voir tout le temps, sur le bureau de ma chambre lorsque je suis retournée vivre chez mes parents, sur une commode dans notre chambre à nos débuts avec Patrice puis, là devant toi, sur mon bureau de travail.

Laurence,
Paris, le 8 mai 2018


François, c’était mon fils, mon seul garçon, mon premier né. Après sa mort, j’ai continué d’aller chez Camille et lui. Dans leur appartement, j’avais l’impression d’un vide abyssal, ça me secouait énormément. Quand je m’y retrouvais seule, j’ouvrais le placard à chaussures et reniflais ses mocassins. J’allais aussi dans la salle de bain regarder dans l’armoire de droite, il y avait ses rasoirs et ses eaux de toilette entamées. Je recherchais des signes de vie. J’ai été contente que Camille ait gardé ses affaires si longtemps. L’autre jour, quand elle a commencé à faire le tri, je lui ai proposé d'en récupérer quelques-unes car je sentais qu’elle avait besoin de s’en séparer. J’ai alors ramené chez moi des affaires de François parmi lesquelles se trouvait un bermuda. Je n’ai pas pu m’empêcher de mettre le nez dedans. C’est un bermuda bleu marine de bonne facture comme tout ce qu’il achetait. Il n’a pas été lavé et on voit qu’il l’a beaucoup porté. J’imagine mon fils dedans, vivant, il m’apparaît facilement. Je me souviens qu’il mettait sa main derrière, comme ça, en bas de son dos. Ici, j’imagine ses jambes, que je vois encore très bien, poilues et bronzées, et là, ses pieds bien ancrés dans la terre. Je les vois encore mais je pense que ça ne sera pas éternel, j’ai déjà oublié comment il était coiffé. Je ne me souviens plus, non plus, de la voix de ma mère et je me dis qu’un jour je ne me souviendrai plus de la sienne. Ce bermuda, c’est comme une dépouille, il est vide objectivement mais, en même temps, il est plein dans ma tête. Je n’ai rien trouvé dans ses poches à part une petite graine que j’ai remise à l’intérieur. François mettait souvent une chemise rose qui allait bien avec. Je n’ai pas de souvenir précis de lui dans ce bermuda, je sais simplement que c’est ce qu’il portait tout le temps à Blonville. Quatre mois avant sa mort, nous sommes partis un week-end là-bas tous ensemble. François avait déjà très mal au dos mais il ne se plaignait pas. Il disait seulement par moments : « je suis un peu down ». Malgré la douleur, il a beaucoup joué avec ses enfants Pia et Victor sur la plage, circuits dans le sable, barrages au bord de l’eau, pêche à la crevette… Ce week-end-là, il leur a tout donné ; il a voulu leur laisser quelque chose de solide. Je n’arrive toujours pas à me dire qu’ils n’ont plus de père. Ça me rappelle d’ailleurs ce jour où François nous a annoncé que sa maladie était incurable. Il nous a demandé de venir chez eux, à Boulogne. Camille était dans sa chambre, elle était en larmes, lui se tenait devant nous, debout, les bras le long du corps et nous a dit : « moi, je suis prêt mais il y a les kids, je ne serai pas aux côtés de leur maman pour leur adolescence ». Tout ça m’explose parfois en pleine gueule, je pleure alors un bon coup. Je pense à lui tous les jours, au début j’y pensais toute la journée, aujourd’hui j’y pense un peu moins. Il y a eu une période où je n’avais plus eu envie de rien. Aussitôt que je me retrouvais seule, je m’effondrais. Puis, j’ai pris mon temps et j’ai mené mon petit bonhomme de chemin. Il y a quelques personnes que je ne vois plus, j’ai fait un peu de ménage autour de moi. J’ai aussi arrêté peu à peu de lire des romans parce que j’ai eu le sentiment que ma réalité avait dépassé la fiction, à laquelle je ne parvenais plus à m’intéresser. J’ai eu besoin de me rattacher à des choses concrètes, à des choses au plancher des vaches. J’ai fait beaucoup de cuisine - j’ai pris au moins dix kilos - et je me suis défoncée dans le jardinage, peut-être pour me sentir vivante ou pour ne plus penser à rien.

Il y a quelque temps, je suis retournée à Blonville. Là-bas, je me suis mise, un jour, à écrire dans le sable un message pour François, c’était une façon de communiquer avec lui malgré l’absence. Pour moi Blonville et les circuits dans le sable seront toujours liés à lui comme ce bermuda devant moi. Il m’évoque la silhouette de François, plus que ça même, il m’évoque sa personne. Je vais le ranger dans mon armoire, au milieu de mes affaires, je le regarderai de temps en temps et je le déplierai sûrement.

Blandine,
Argenteuil, le 14 mai 2018



Dadou, c’était Ricard ou rien, ni pastis 51 ni ersatz en tout genre. Il n’y a que dans les restaurants gastro qu’il faisait une exception, il prenait un Americano à la place. Le Ricard, c’était pour lui doublement quotidien, il en prenait midi et soir et il se resservait volontiers. Quand il venait nous voir à la maison avec Misou, les dimanches soirs, on aimait bien prendre l’apéritif. On sortait pour lui la bouteille de Ricard qu’on avait toujours à la maison. Il se servait lui-même, avec ses mains qui tremblaient depuis son AVC, dans un verre qu’il avait dû choisir un jour dans notre placard parce qu’il devait bien lui convenir. C’était un des deux verres bleus soufflés que nous avait offerts une cousine à Noël. Les deux verres étaient presque identiques, on ne pouvait pas voir la différence. Dadou ne s’en était pas attribué un plus que l’autre et je crois que quand Papa prenait une Mauresque pour l’accompagner, il prenait celui que Dadou n’avait pas pris. Quand je revois ces verres, je n’arrive pas à voir d’autres images que Dadou en train de rire avec sa belle rangée de dents. Ça m’évoque une personne que j’ai beaucoup aimée dans des moments de bonheur, pendant nos années de jeunesse avec ta soeur et toi, plutôt qu’à travers des moments graves comme les derniers jours de sa vie. Tout ça défile, le visage de Dadou, son sourire, sa voix, son regard fort…

À sa mort, ça a été violent, brutal - il faut que je respire - on était à Nantes, on rentrait avec Papa du restaurant et puis j’ai reçu un coup de téléphone de Misou qui m’a annoncé, en larmes, que Dadou était tombé, qu’il avait perdu connaissance. Elle avait l’impression que c’était fini. Il était allongé sur le sol de la cuisine et les pompiers, qu’elle avait appelés en urgence, essayaient de le réanimer. J’ai pris sur moi pour faire face et ne pas m’effondrer. Je t’ai appelé dans la foulée et je t’ai demandé d’aller à Chatou pour être à ses côtés. Peu de temps après, elle m’a rappelée pour dire que Dadou était mort. Ce qui me vient à l’esprit, au-delà de la tristesse d’avoir perdu quelqu’un que j’aimais beaucoup - j’ai du mal à parler quand les pleurs viennent - c’est le fort sentiment de culpabilité que j’ai éprouvé. Dans la journée, j’avais voulu l’appeler pour lui demander comment il allait mais je n’ai pas pris le temps. J’avais du travail et si je ne l’ai pas appelé, ça n’était pas pour de bonnes raisons. J’ai décidé de prendre un train dès le lendemain, je crois. Je me souviens du trajet dans le TGV, le fait d’être toute seule, avec le temps qui passe sans rien avoir à faire, ça m’a fait entrer en communion avec lui, dans une attitude volontairement nostalgique en écoutant de la musique triste. C’était peut-être pour pouvoir mieux affronter après la peine de ma maman et la vie à reprendre. J’avais alors mon casque et ma musique pour m’isoler du bruit des autres, j’étais seule avec ma peine. Je me rappelle avoir regardé mon iPod, j’avais beaucoup de mal à choisir les musiques que je pouvais décemment écouter à ce moment-là. Il y en a une que j’ai écoutée en boucle. C’était une chanson d’Arcade Fire, que je n’avais jamais entendue auparavant et que j’ai trouvé magnifique, très triste pour moi, qui convenait parfaitement même si elle me faisait monter les larmes aux yeux ; ça me faisait du bien d’être dans cet état. C’est encore douloureux de l’écouter aujourd’hui, il faut que je sois toute seule dans un train pour écouter cette musique. Je ne connais pas son nom, je sais seulement que c’est un vieil album mais je peux la chanter précisément dans ma tête.

Si Dadou a semblé arrêter facilement de fumer après son AVC, il n’a jamais renoncé très longtemps à se passer du Ricard. Il avait déjà perdu beaucoup de plaisirs de la vie, comme celui de peindre ou de bricoler, il n’a pas voulu perdre celui-là. Il a bien essayé de s’en passer quelques semaines ou quelques mois, en vain. Il savait très bien que c’était dangereux pour sa santé, mais c’était sa petite résistance pour se sentir vivant, pour remplir le vide mais aussi pour les moments de convivialité. Ce qui ne l’empêchait pas d’en boire seul quelquefois, ça devait rythmer sa journée. Je dois dire que je n’ai jamais vu Dadou saoul, ses verres de Ricard ne sont associés à aucun moment de tristesse. Je sais qu’ils ont contribué à le tuer mais surtout à le faire vivre, je vois plutôt les choses comme ça. J’ai rangé les verres bleus au fond de notre buffet et je ne pense pas avoir vu quelqu’un les utiliser depuis sa mort.

Mum,
Les Orres, le 18 mai 2018



C’est un tabouret qui appartenait à mon grand-père. Quand je le regarde, je pense à lui et à son atelier d’architecte où j’aimais bien me rendre parce qu’il était imprégné de son odeur et de sa présence. Depuis le salon de sa maison, il y avait une double porte dérobée qui donnait sur l’atelier, comme chez les notaires. Je le revois là, dans son costume en velours, quittant sa veste pour dessiner en chemise blanche. Je me souviens qu’à la fin de sa vie, il avait quelques trous dans ses chemises parce qu’il s’endormait souvent avec son mégot à la bouche. Après son cancer, il n’avait pas tout à fait arrêté de fumer, il coupait les cigarettes en deux pour ne plus fumer que des demi-cigarettes. Depuis la mort de ma grand-mère, il travaillait beaucoup le soir sur ses nombreux projets, avec ses lunettes au bout du nez et ses grands sourcils en bataille, qui poussaient dans tous les sens. Quand il n’était pas assis à son bureau, entouré de son fatras de dossiers et de journaux entassés autour de lui comme une forteresse de papier, il devait être assis sur un tabouret comme celui-là, devant une table à dessin inclinée, très haute et très grande, avec des règles et des équerres coulissantes sur les côtés. J’aime aussi ce tabouret, que tu vois là, pour son côté brut et sa structure simple, avec des barreaux en tenon et mortaise. L’assise en bois est patinée par le temps et arrondie sur les bords ; Grand-Papa devait être bien assis dessus. Il était un peu rond, avec un peu d’embonpoint. Il était confortable à embrasser. C’était quelqu’un de gourmand - gourmand de la vie en général - on se retrouvait pas mal là-dessus. À Blonville, j’aimais me lever tôt pour prendre mon petit déjeuner avec lui. Il allait chercher à Deauville du saucisson de Lyon - un saucisson sec à la chair rouge très compacte avec des carrés de gras - qu’il trempait dans son café au lait sur une tartine de pain plat.

J’aimais le regard qu’il portait sur moi et je vivais nos relations comme des relations d’affection réciproques. La dernière année de sa vie, j’allais déjeuner une fois par semaine avec lui. Je ne sais pas exactement l’âge que j’avais quand il est mort, dix ou onze ans, mais je me souviens bien de la nuit où il est mort. J’étais passé le soir, tout seul, en rentrant de l’école pour rester dîner avec lui, puis je suis rentré chez moi et il est mort le lendemain. Je savais qu’il était malade. Il était fatigué, il toussait beaucoup, c’est une rechute de son cancer des poumons qui l’a emporté. J’étais content d’avoir été là le dernier soir. C’était mon premier mort, le premier mort dont j’étais si proche, à cet âge-là, c’est marquant. Il m’a manqué durablement jusqu’à ce que j’aie 35-40 ans. Puis il y a la vie, le fait d’avoir des enfants et le temps qui passe. Après son premier mort, on en a d’autres, on perd une tante, une grand-mère, un deuxième grand-père… et on développe une relation différente avec la mort, il y a une forme de banalisation qui s’instaure. Je vis plus facilement son absence aujourd’hui. Je serai triste si je perdais son tabouret mais ça ne serait pas une catastrophe. Je suis assez séparé des objets en général, quelquefois je me dis que ce ne sont que des projections et qu’il n’y a pas le côté dense, fort et charnel de la vie. Les gens me sont infiniment plus précieux que les objets, même les objets des gens qui me sont infiniment précieux.

Je n’ai jamais appliqué de vernis sur le tabouret de mon grand-père. Il est resté dans son jus et garde encore l’odeur des Gitanes ; je peux encore sentir son atelier. J’aime aussi sa patine qui me dit qu’il a été utilisé. Je le nettoie de temps en temps avec une éponge et de l’eau, comme au début de l’entretien. Ce tabouret, c’est une sorte de totem, il reçoit au maximum une plante dans un pot ou une pile de magazines sur l’assise. On ne s’assoit pas dessus, finalement il est peut-être un peu sacré malgré tout.

Pa’,
Les Orres, le 20 mai 2018



Pour ma première communion, Pépère m’a offert une carabine, une douze millimètres. C’était le premier cadeau qu’il me faisait, ça voulait dire qu’il me considérait déjà comme un adulte alors que je n’avais pas encore treize ans. On allait chasser tous les deux dans le bois de Saint-Brévin et dans les chemins marécageux, derrière la Guerche où la grand-mère allait promener Mirko, en automne et en hiver, quand il n’y avait pas encore de touristes. On tirait alors sur les pigeons, les grives et les merles. Mémère les déplumait ensuite et les faisait mijoter en cocotte avec de la laitue et des petits pois. On avait des lardons en plus dans notre assiette les jours de grâce. Les grives, c’était très bon, c’est ce qu’il y avait de plus fin. Mais il fallait les tuer de loin, dans les arbustes ou dans les boules de gui, sinon tu n’avais plus que du plomb dans leur petite boule de poils, et avec le grand-père, il fallait que ça se termine dans la casserole. Il n’y a qu’avec les corbeaux qu’il faisait une exception, moins il y en avait sur terre et mieux il se portait. Ça devait venir de ses racines paysannes. Je me souviens aussi de son côté beauceron, il ne fallait pas tirer deux cartouches quand on pouvait n’en tirer qu’une. Pour s’entraîner, on visait les panneaux de signalisation du carrefour situé avant le terrain de camping ou les piafs dans les grands pins du jardin des voisins lorsqu’ils n’étaient pas là. C’était évidemment interdit mais le grand-père avait l’esprit anar et s’en foutait royalement ; il était trop content de me trimbaler avec lui. Les dimanches d’été à Saint-Brévin, il m’accompagnait toujours au cirque ambulant, je passais sous les bâches pour ne pas payer avec les copains et pendant ce temps-là, il faisait le guet à l’extérieur. Il venait nous chercher une fois que le spectacle était terminé.

C’est lui qui m’a élevé avec Mémère ; lui pour les choses de la vie, elle pour les choses du coeur. Mais il est parti trop tôt, j’avais dix-huit ans. Ma vie n’aurait pas été la même s'il était resté. Elle aurait été moins pourrie par l’animosité et le conflit qu’il y avait entre Mémère et la maternelle, dont j’ai souvent été l’objet par la suite. Alors que du vivant de Pépère, tout le monde fermait son clairon, c’était beaucoup plus calme. Pour son enterrement, on n’a pas été à l’église mais directement au cimetière, sans passer par les cloches. C’étaient son choix et ses idées, j’ai tenu à ce qu’ils soient respectés, d’autant plus qu’il ne les avait pas exprimées qu’une seule fois. Je me suis même battu avec mémère pour ça. Sa mort a été très dure, on s’était un peu frités avant qu’il parte et de s’être quittés de cette façon-là m’a longtemps marqué. Depuis, il m’a toujours manqué ; en dehors du manque de sa présence, c’est surtout la possibilité de poursuivre le parcours qu’on avait commencé ensemble qui m’a manquée.

La carabine que Pépère m’a offerte est encore aujourd’hui dans la penderie de ma chambre à Saint-Brévin. Depuis sa mort, elle n’a jamais bougé de là, je la regarde à chaque fois que j’y vais, elle fait partie de la maison de la Glanée. Je me dis quelquefois que j’irai bien voir un armurier pour savoir si je peux encore l’utiliser, l’intérieur du canon est peut-être piqué mais je pense qu’il suffit d’un torchon et d’un peu d’huile. Si elle est utilisable, ça ne me déplairait pas d’aller tirer les pigeons dans le jardin. Autrefois, ils se posaient en haut des pins, maintenant, on voit qu’ils ne sont plus chassés, ils seraient juste au bout de ma carabine. Il y avait aussi beaucoup de grives, elles adoraient les boules rouges du pyracantha de l’allée, il n’y en a plus une seule et ça me fait penser à ce que disait parfois Pépère : « faute de grives, on mangera des merles ».

Papounet,
Paris, le 6 juin 2018



Christian avait vingt ans et moi dix-huit. C’était presque mon seul ami à cette époque, on se voyait tous les week-ends et on partait souvent en vacances ensemble, chez ses parents ou chez les miens à Langrune. Là-bas, on prenait tous les deux des cours d’équitation. On y allait en mobylette, je conduisais et lui était assis derrière moi. Un jour, alors qu’on était en chemin pour le club, on a décidé de s’arrêter un moment pour que j’aille fumer une clope dans le champ qui longeait la route. Il y avait, je me souviens, une énorme meule de foin juste à côté de nous, grande comme une maison. Après la pause-clope, on a repris la route pour le club d’équitation. C’est là que les flics ont rapidement débarqué et nous ont fait descendre de cheval, Christian et moi, pour nous embarquer dans leur camionnette et nous ramener chez mes parents. Sur le coup, on n’a pas bien compris ce qui nous arrivait. Mais quand on est repassés en camionnette devant le champ, la meule, à côté de laquelle j’avais fumé, était complètement en feu. Tous les pompiers des alentours étaient là, ils n’essayaient même pas de l’éteindre. C’était impossible, c’était vraiment monstrueux. Ils essayaient seulement de protéger la maison voisine et les lignes à haute tension qui passaient juste au-dessus. Dans la camionnette, les flics nous ont appris qu’un péquenaud nous avait aperçus à côté de la meule puis dénoncés lorsque l’incendie s’est déclaré ; on tombe toujours sur des bonnes âmes. À la maison, les flics nous ont interrogés chacun de notre côté, dans deux chambres séparées. On a eu très peur, à en vomir le soir même, ça nous a liés encore plus.

Peu de temps après, Christian est tombé malade. Je ne sais pas quelle a été la première alerte. Au début, on pensait que c’était peut-être une grippe qui ne se soignait pas. Puis, les médecins lui ont diagnostiqué un cancer du poumon, d’une forme rapide et rare, alors qu’il ne clopait pas. Il est parti en quelques mois. Avant sa mort, je passais régulièrement le voir à l’hôpital. Je me rappelle d’un soir où il était vachement mieux, je le revois assis dans son lit me dire qu’il avait faim. C’était très surprenant parce que jusque-là il ne bouffait pas grand-chose et il était très fatigué. Depuis le temps que je venais lui rendre visite, j’avais fini par savoir qu’il y avait toujours un camion de pizza stationné à l’entrée de l’hosto. On s’en est tapée une chacun, et l’infirmière, dont Christian était le petit chéri, a pris une part avec nous. Puis je suis rentré chez moi. Je suis revenu un soir, deux-trois jours plus tard, j’avais l’impression que ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu. En arrivant à l’hôpital, j’ai aperçu sa mère pile-poil à travers la lucarne rectangulaire de la porte d’entrée, elle était en larmes. J’ai attendu une minute avant de rentrer, j’avais compris, je me préparais. « Ça s’est passé il y a à peine une demi-heure » m’a-t-elle dit, exactement le temps que j’avais mis pour venir. J’avais eu l’alerte, le tilt, c’était sûrement une coïncidence.

Après l’enterrement de Christian, sa mère m’a proposé de prendre ce que je voulais dans ses affaires. Il avait une petite chambre avec pas grand-chose dedans, pas de bibelots ni de tableaux sur les murs. J’ai seulement emporté avec moi un coffret qui était posé sur son bureau. C’était l’intégrale de Brel, parue à cette occasion avec son dernier disque, Les Marquises. Sur la couverture de l’album, Brel, qui n’a plus beaucoup de cheveux, pose avec son doigt devant la bouche et semble dire « que ceux qui m’aiment ferment leur gueule et qu’on me laisse m’en aller tranquille ». Ce coffret est en fait un coffret rétrospectif, Brel venait lui aussi de mourir d’un cancer du poumon quand il est sorti. Christian l’avait acheté très peu de temps avant d’entrer à l’hôpital, il avait marqué son nom et son prénom sur le blister. Sa mère m’a dit qu’il n’avait même pas eu le temps de l’écouter. Aujourd’hui, il est dans un meuble dans notre salon, il m’a suivi partout où je suis allé, il a beaucoup voyagé. Je tombe dessus de temps en temps, je repense alors à lui, mais je ne l’ouvre plus, je n’ai plus de tourne-disque. Quand j’écoutais Brel, c’était toujours avec les disques de ce coffret. Je me suis débarrassé d’un bon nombre de vinyles, mais je n’ai jamais eu un seul instant l’idée de me séparer de ceux-là.

François,
Chatou, le 23 juin 2018



Ma grand-mère habitait une toute petite maison de poupée avec un rez-de-jardin. C’était une de ces nombreuses bicoques ouvrières qui avaient poussé au début du siècle dernier sur les coteaux d’Argenteuil. Le confort était simple mais pas choquant pour l’époque ; une petite cuisine, un salon-salle à manger, et à l’étage, une chambre avec une minuscule salle d’eau sur le palier

et l’atelier de ma grand-mère entre les deux. Quand ma mère était enfant, elle dormait sur un clic-clac dans une pièce juste à côté. Mes grands-parents avaient très peu de choses, aucun objet de valeur, ma grand-mère n’avait pas de bijoux, mon grand-père pas de voiture, seulement un Solex. Il était ouvrier, elle couturière, ils ne roulaient pas sur l’or. Ils ont passé toute leur vie dans cette toute petite maison avec les mêmes voisins. Ma grand-mère travaillait chez elle, elle a toujours fait de la couture, elle aimait ça. Elle travaillait pour la famille et pour des femmes du quartier. Je me souviens des dames qui venaient essayer leurs habits et qui revenaient la semaine d’après. Je passais beaucoup de temps dans l’atelier. Parce que je ne voulais pas aller à l’école, les trois années de maternelle, je les ai passées là, dans les pattes de ma grand-mère. C’est elle qui m’a appris à coudre, elle me laissait toucher à tout, même aux ciseaux ou aux aiguilles. Elle me faisait des déguisements, des robes, des habits de poupées, elle était assez douée, on la sollicitait beaucoup. Elle avait d’ailleurs aussi commencé à coudre ma robe de mariée qu’elle n’a pas eu le temps de finir. On s’est mariés en juillet avec Matthieu et elle est morte en avril de la même année. La robe était presque terminée, il ne manquait que des petits détails. On a alors trouvé une couturière pour l’achever. Ma grand-mère avait déjà tout préparé, les patrons, les tissus, beaucoup de choses cousues à la main, des petites broderies, une boutonnière… Je sais qu’elle aurait été heureuse de la voir portée. Elle était en soie blanche, avec un décolleté un peu bateau et des roses en tissu cousues tout autour. Ma grand-mère avait tenu à ce qu’elle soit longue, moi je ne le voulais pas spécialement. Mais pour elle, c’était une question de pudeur. C’est cette même pudeur qui l’a emportée. Elle est morte d’un cancer du sein, sans en avoir parlé à personne ni même envisagé de montrer sa poitrine à un médecin. Quand on a fini par s’en rendre compte, elle commençait déjà à être vraiment maigre, il y avait des métastases partout dans son corps, des trucs avaient grossi là sans qu’on le sache, c’était déjà trop tard.

Après sa mort, il y a eu toute une période où on n’a touché à rien. Personne n’était capable de passer la porte de la maison, ni ma mère, ni ma tante, ni moi. Je me souviens du moment où on s’est dit qu’il fallait y aller. Là-bas, j’ai récupéré la vieille machine à coudre qu’elle n’utilisait plus à la fin de sa vie et dont, gamine, je m’étais servie. J’ai aussi ramené chez moi une petite boîte métallique, une ancienne boîte à gaufrettes, remplie d’un bric-à-brac de boutons dépareillés ou attachés ensemble. Je n’ai pas besoin de l’ouvrir pour énumérer la plupart des choses qu’il y a dedans. Des vieux boutons en verre transparent que l’on trouve en général sur les chemises de nuit en coton blanc que portent les grands-mères, un gros bouton jaune qui devait me plaire plus que d’autres, une fève en forme de cheval ou de vache… Cette boîte est une caverne d’Ali Baba, je n’en ai pris qu’une mais il y en avait plein d’autres que ma mère a dû garder. Je l’ai rangée dans le meuble de l’entrée, celui où on pose les clés. Je n’ai pas envie de la mettre à la cave avec les cartons et les choses auxquelles je ne touche plus. Je l’ouvre seulement quand je fais des grands rangements. Je l’ai laissée telle quelle, je n’ai jamais rien ajouté dedans depuis vingt-cinq ans, il n’y a que des boutons d’origine. J’aime bien le contact avec eux, c’est à la fois doux et frais et puis le bruit est agréable. La boîte est presque un peu petite pour vraiment plonger la main dedans. J’aime bien fouiller de cette manière-là dans le flot, faire remonter les choses à la surface. Elle faisait ça aussi, j’ai appris à le faire en la voyant, elle ne renversait pas les boîtes, elle cherchait juste avec un ou deux doigts comme ça. Cette boîte, c’est ma grand-mère mais c’est aussi mon enfance avec ma grand-mère. Maman me déposait chez elle le matin avant d’aller travailler et elle me récupérait le soir. Petite, je renversais tous les boutons par terre et je les triais par couleur et par taille. Ça n’a jamais vraiment cessé, c’est finalement ce que je continue encore à faire aujourd’hui de temps en temps avec mes élèves en maternelle.

Coralie,
Chatou, le 23 juin 2018



Bertrand est mort le 11 mai 2016 dans un accident de voiture. Il s’est pris un camion à Pont Sarrazin à l’entrée de Gap alors qu’il allait voir une amie. J’ai appris sa mort en rentrant chez moi en fin d’après-midi. Je ne sais pas d’où je revenais. Mon père était assis sur la terrasse de notre maison et m’a dit « Bertrand est mort ». Sur le moment, je n’ai pas voulu y croire puis je me suis effondré en comprenant que ce n’était pas une blague. Je ne réalisais pas vraiment. On était allés grimper ensemble la veille et on avait prévu de se revoir le week-end suivant. Ça a été très brutal. Son enterrement a eu lieu une semaine après. J’avais aidé sa soeur et sa maman à le préparer. Je me souviens aussi avoir téléphoné à tous ses amis d’enfance, que je ne connaissais pas, pour les prévenir de sa mort. C’est avec eux que j’ai ensuite porté son cercueil à l’église. Il y avait beaucoup de monde et beaucoup d’amour ce jour-là. Pour la cérémonie, j’avais écrit un discours pour célébrer ce qu’avait été la vie de Bertrand, pour lui rendre hommage. Il avait été pour moi comme un grand frère. J’étais d’ailleurs tout petit quand il m’a connu. À l’adolescence, il me parlait des filles, de musique, de sport et même quelquefois de ses problèmes psychiatriques. C’est aussi lui qui m’a donné le goût de la pêche. On allait souvent tous les deux au bord de la Durance attraper les truites qu’on rejetait toujours à l’eau. Je n’y suis d’ailleurs pas encore retourné depuis sa mort. Il était aussi musicien, il adorait Jean-Sébastien Bach, c’était un grand violoniste. Ça, il ne me l’a pas appris. Je sais qu’il aurait bien aimé être musicien professionnel, mais il n’était pas en paix avec lui-même. Souvent, j’aimerais qu’il soit encore là pour continuer à faire tout ce qu’on aimait faire ensemble. J’aurais bien aimé aussi le voir se marier ou qu’il soit là le jour de la remise de mon diplôme. Quand je rentre chez mes parents à Saint-Clément, je croise régulièrement sa mère qui habite la maison à côté de la nôtre et sa soeur quand elle est là. Il m’est arrivé une fois ou deux d’aller avec elles sur la tombe de Bertrand. Pour être honnête, je n’y vais pas souvent. Ça n’est pas dans ma culture de rendre visite aux morts, parfois je le regrette, mais je n’aime pas trop les cimetières. Les cérémonies ne me dérangent pas alors que le recueillement me rend mal à l’aise. Je n’aime pas parler à une tombe. Ça ne m’empêche pas de penser encore beaucoup à Bertrand comme lorsque j’entends la musique du Parrain parce que c’est celle qu’avait choisie sa soeur pour l’entrée du cercueil dans l’église.

Deux semaines avant sa mort, Bertrand m’avait donné une paire de lunettes de soleil qu’il ne mettait plus. Ce sont des Eden Park que j’ai conservées dans leur étui d’origine. Au début, je trouvais que leur forme n’était pas à mon goût. Elles étaient plus sobres que ce que je mettais à l’époque. Puis je m’y suis fait, et aujourd’hui, je les aime bien. Je les ai d’ailleurs beaucoup portées, et comme tu peux le voir, je les ai bien abimées. J’ai cessé de les mettre parce qu’elles se sont défaites : la vis d’une des branches est tombée il y a deux mois. C’était autour du 11 mai, deux ans après l’accident de Bertrand. Sur le moment, ça m’a fait chier, il faudrait que je les emmène chez un opticien. Mais pour l’instant, elles sont bien rangées dans un tiroir de ma commode avec d’autres souvenirs comme ce paquet de clopes que j’ai gardé. On avait dû le partager, comme tant d’autres, sur la terrasse de sa maison le soir après le repas. Aujourd’hui, c’est avec sa soeur que je partage mes clopes et ces moments-là. Au printemps dernier, c’est elle qui m’a proposé de me donner le blouson en cuir de son frère. J’ai évidemment accepté. J’étais content à l’idée de continuer à faire l’arsouille comme il le faisait en portant son blouson et ses lunettes de soleil.

Ridwane,
Les Orres, le 23 juillet 2018



La montagne Sainte-Victoire, 1953. C’est un paysage dont les arbres au premier plan montrent qu’on est en fin d’hiver ou au début du printemps. Le bourgeonnement n’a pas encore commencé, mais autour, tout est déjà vert. Il y a encore un peu de neige en haut de la montagne qui est étrangement peinte en violet par ailleurs. Y avait-il ce jour-là une telle lumière, à la fois douce et éclatante, qui se reflétait dans des noirs-mauves sur la pierre ? Ou était-ce plutôt le violet des champs de lavande de la région ? Je ne sais pas. En tout cas, l’endroit est très calme au pied de la montagne, il y a plein de sérénité. Ma marraine aimait peindre des paysages « d’éternités éternelles », des paysages qui resteront lorsque nous serons morts. De mes quatre à vingt ans, elle m’a offert un tableau à chacun de mes anniversaires. Elle m’emmenait dans son atelier et me faisait choisir celui que je préférais parmi quelques-uns qu’elle me proposait. Si j’avais voulu tous les prendre, elle m’aurait dit non fermement, elle avait un tempérament très affirmé qu’elle s’était peut-être forgé à force de côtoyer des gens comme Renoir, Cocteau ou Picasso. Mais petite, j’aurais préféré recevoir un paquet de bonbons comme les autres enfants de mon âge. Elle m’avait alors dit une fois que je ne serai pas une enfant toute ma vie et qu’adulte j’aimerai ses toiles ! Elle ne s’était pas trompée. D’ailleurs, le tableau de La Sainte-Victoire, que j’ai reçu lorsque j’étais plus âgée, me parle beaucoup. Je l’ai accroché dans notre salon, il n’est pas forcément là où je préférerais qu’il soit mais je le vois dès que je rentre dans la pièce.

À la fin de sa vie, ma marraine sortait de moins en moins, ce sont les personnes qui lui rendaient visite qui faisaient la qualité de ses journées. À cette époque, j’allais souvent la voir dans son appartement. Elle me recevait dans sa chambre qui était conçue comme un salon. C’était une pièce triangulaire, avec une baie immense qui donnait sur une cour intérieure. Elle restait allongée sur son lit et moi je m’asseyais à côté d’elle sur un fauteuil. On échangeait toutes les deux, à très peu de distance l’une de l’autre. C’étaient des moments très intimes. Quelquefois, nous allions aussi faire un tour dans l’atelier. Elle aimait les odeurs d’huile, d’essence ou de vernis et me raconter longuement ses tableaux. En vieillissant, la perspective de la mort engendrait chez elle des angoisses qui n’étaient pas aussi présentes auparavant. Au cours des dix dernières années, elle n’utilisait plus que des dégradés de noir, de marron ou de bordeaux foncé. Elle gardait seulement par endroits quelques touches de couleurs vives. Je me souviens également qu’elle ne peignait plus qu’en petit format. Quand tu vieillis, la préparation, les mélanges, les gestes, c’est prenant. Tout ça nécessite une force dans le bras qu’elle n’avait plus. Sa vue n’était plus non plus aussi bonne, elle perdait d’année en année. Je sais que ça a terni la fin de sa vie qu’elle avait justement passée à essayer de traduire en couleur une lumière qu’elle ne pouvait plus voir aussi clairement.

Ma marraine mourait en allant vers la transparence, lâchant progressivement les masques qu’elle s’était construits depuis la petite enfance. Mais elle s’accrochait encore aux derniers masques, à ceux qui n’étaient pas encore tombés. Elle restait d’ailleurs quelqu’un de très désagréable. Elle pouvait me dire d’un seul coup : « ce que tu es ennuyeuse, j’en ai marre ! Bon allez, vas-t-en ! Tu reviendras une autre fois ! » si je refusais par malheur de boire de son whisky. Je mettais ça sur le compte de son ivresse. C’était un personnage qui ne s’embarrassait pas de politesse. Elle en a foutu comme ça plus d’un à la porte. Je crois que c’était aussi sa façon, au-delà de dire qu’elle était fatiguée et souhaitait aller se coucher, de me reprocher ma carapace. Parfois, parce que je ne voulais pas répondre à certaines questions qu’elle me posait, je l’énervais prodigieusement. Elle me disait « dévoile-toi, va faire du théâtre ! » car elle aurait aimé, au fond, que je me livre beaucoup plus. Un beau jour, elle m’a faite légataire universelle de ses tableaux puis en écoutant ce que je pensais faire de son oeuvre après sa mort, elle m’a répondu « ma pauvre fille ! » et s’est aussitôt rétractée. Je n’ai pas le tempérament de ma marraine, je ne carbure pas au whisky pas plus que je ne fume, je n’ai pas eu beaucoup d’amants comme elle et je n’ai pas connu les années folles, je n’ai pas non plus son talent - je sculpte toutes les semaines mais je ferai peut-être mieux de peindre, je ne vois pas les volumes - mais j’ai au moins gardé d’elle un goût immodéré de la couleur.

Yaëlle,
Paris, le 25 septembre 2018



Papi n’avait pas honte d’être gitan mais le regard des autres le culpabilisait, en particulier celui de sa femme qui n’était pas gitane. Dès qu’il se mettait à danser des trucs de gitans, Mamie l’arrêtait. Elle n’aimait pas quand il commençait à tourner sur lui-même, en se courbant puis se redressant, levant les genoux et tapant dans ses mains comme ça avec trois doigts comme au flamenco. C’était beau à voir. Elle n’aimait pas non plus quand il jouait des castagnettes avec des petites cuillères à table. Elle avait l’impression d’avoir fait un mauvais mariage. Chez eux, ça n’était jamais calme, ils se mettaient sur la gueule sans arrêt en espagnol. Mais Papi, lui, adorait Mamie.

Il était d’une famille gitane espagnole qui avait migré en Algérie. Contrairement à beaucoup de pieds-noirs, il a très bien vécu d’être rapatrié en France. Ici, il n’était plus le gitan de Tiaret, où ils vivaient avec Mamie. Là-bas, les communautés était hyper cloisonnées, les gitans d’Espagne c’était comme une sous-race. Il a cherché l’anonymat et exigé de ses enfants qu’ils passent des concours administratifs pour devenir des vrais français, des fonctionnaires de l’État. Son côté gitan, il n’a commencé à en parler que quand Mamie est morte.

Lorsqu’ils sont partis d’Algérie comme des rapatriés, on leur a imposé un volume de meubles et de bagages. Malgré les restrictions, ils ont tenu à emporter avec eux la table de salon à laquelle ils tenaient beaucoup et qu’ils avaient peut-être reçue pour leur mariage. Ses pieds pèsent une tonne et demie. C’est le frère de Papi qui les a forgés. Ils s’ouvrent et se referment en arabesques. C’est assez oriental mais ça n’est pas trop chargé. Un contour entortillé en ferraille dessine le diamètre sur lequel est posé un énorme plateau en cuivre travaillé comme il y en a dans les marchés arabes. On a toujours mangé la kémia et bu le thé tous ensemble autour de cette table. Je l’ai récupérée dès la mort de Papi, on l’a mise à l’entrée de la maison, c’est le premier truc qu’on voit quand on rentre chez nous. On lui a par contre ôté son usage, on n’y prend plus le thé ni la kémia. Ça ne correspond pas à notre mode de vie, on n’a jamais organisé un salon à l’orientale autour de cette table. Mais c’était important pour moi de la garder et de l’emmener partout où on a vécu. Tout le monde en prend soin, Papa la nettoie et moi, j’ai repeint ses pieds qui avaient été piqués. L’autre jour quand ma mère est arrivée chez nous, elle a immédiatement foutu son sac et ses affaires dessus.

Papi m’a beaucoup manqué, je pense souvent à lui. C’était un peu ma seule famille avec mes parents parce que Papa est orphelin. Alors dans la famille on pense aux personnes mortes mais on ne fait rien de plus autour de ça. On va rarement dans les cimetières. Quelque part, les morts, je m’en fous, je mange mes morts ! Enfin, le rituel autour de la mort je m’en fous.

Je crois que j’ai gardé de Papi, et de mes ancêtres gitans, la capacité à me sentir bien partout où je me trouve. Je suis de nulle part en fait et je suis incapable de faire la part entre pied-noire, espagnole et gitane. J’ai grandi dans ces trois traditions-là. Aujourd’hui, j’aime revendiquer pour déconner que j’ai du sang gitan. Après je n’ai pas besoin de le dire, je le porte sur ma gueule. Mon teint mat c’est mon sang gitan. Ça m’amuse beaucoup de l’affirmer. Ça récompense Papi, je peux aujourd’hui dire tout haut que je suis gitane, ça le venge de l’époque où il était obligé de le taire et de le cacher.

Sophie,
Marseille, le 27 septembre 2018



Mes parents étaient amants, je suis un enfant d’adultère. J’en veux à personne mais j’aurais préféré évidemment que ça ne se passe pas comme ça. Je me suis douté que mon père était mon père à 18 ans. Je l’avais vu quelquefois jusque-là et je trouvais en grandissant qu’on avait le même physique. Eux, ont attendu que j’aie eu 21 ans pour me le dire. C’est ce qu’ils avaient décidé ensemble. Mais bon, 21 ans ça fait un peu tard. Au moins, ça m’a mis les choses au clair. Par contre, je me dis parfois que si mon père avait été là plus tôt, il m’aurait peut-être plus boosté pour que j’aille à l’école. Moi, j’étais tranquille avec ma mère à la maison. Je ne l’écoutais pas pour tout. Enfin, à cette époque-là quand ils m’ont annoncé la nouvelle, je travaillais déjà de temps en temps pour mon père sans savoir que j’étais son fils. Il avait un magasin de vins à Aigremont à côté de Chambourcy. Je faisais des livraisons pour lui sur Paris et en banlieue.

Mon père a été mobilisé pour le service en 37 puis il y a eu la guerre. Il est resté en Afrique tout le long. À un moment, il était en poste au Mali. Il m’a raconté que le chef du village lui prêtait ses femmes. Elles étaient toutes excisées, alors elles faisaient ça comme elles auraient fait autre chose… Je dois sûrement avoir des frères là-bas. Plus tard, j’ai aussi su par ma mère qu’il avait été dégradé pour avoir distillé du cognac qu’il vendait aux soldats américains en Algérie. Sa passion pour le vin remontait à longtemps. Alors quand il a été retraité, ce qui est venu assez vite puisqu’il avait été mobilisé pendant huit ans, il a ouvert son magasin et a acheté le château Chambeau-Branda à Saint-Émilion. J’en prends une bouteille de temps en temps quand je fais les courses à Super-U. C’est avec mon père que j’ai découvert le vin, j’ai fait le tour de France des domaines dans sa cave. Je me souviens aussi que pour un réveillon chez ton père, il m’avait filé un carton de six. Je ne sais pas d’ailleurs si ce soir-là, je ne dormais pas déjà avant minuit. Quand il venait manger chez ma mère, il venait avec des bonnes bouteilles. C’est la période de ma vie où j’ai bu les meilleures bouteilles, des grands crus, des bons bordeaux.

Quelques mois après que Léo soit né, on est montés le voir à Paris. C’est la seule fois où il a vu mon fils, il n’était pas descendu pour sa naissance. Pour l’occasion, il m’a offert un cru bourgeois de six litres du château de Roques qui se situait à côté du sien. On l’a bu pour les 20 ans de Léo. Il était encore bon, on l’a bu en mangeant du couscous, c’est ce que Léo avait voulu. J’ai gardé la bouteille, elle est posée au pied des escaliers dans l’entrée. Elle n’a jamais bougé de là.

Je n’ai vraiment connu mon père que cinq ans. Il est mort d’un AVC un an et demi après la naissance de Léo. Ma mère m’a un peu raconté sa vie mais j’ai plus de questions que de connaissances sur lui. Il est enterré à Chambourcy sous un arbre. Je sais qu’il aimait bien les arbres, ma mère me l’a dit souvent. C’est une passion que je partage avec lui. Malheureusement je ne peux pas l’assouvir beaucoup. J’ai quand même mon olivier mais si je pouvais, j’aurais un grand terrain avec plein d’arbres, des cèdres et des pins parasols magnifiques.

Laurent,
Marseille, le 28 septembre 2018



Tous les ans, j’allume un cierge le jour de l’anniversaire de ma grand-mère même si je ne suis pas croyante. Je sais que pour elle, c’était important. L’année dernière, je suis allée à l’abbaye de Boscodon avec Laurène. J’irai sûrement à l’église aussi demain parce qu’aujourd’hui elle aurait eu 102 ans et que je n’ai pas eu le temps d’y aller. Lorsque ma grand-mère est morte, je vivais déjà loin d’elle et je la voyais moins souvent. La dernière fois que je l’ai vue, elle était à l’hospice, elle ne me reconnaissait plus, elle avait complètement perdu la tête. En fait, elle ne parlait plus que de l’occupation pendant la guerre et de son père mort au combat. Ça a été très dur la première fois qu’elle ne m’a pas reconnue, je me souviens que je suis allée m’isoler devant la fenêtre de sa chambre… Je me rappelle aussi d’une fois où je suis allée la voir avec Estelle, quand on est arrivées, ils étaient en train de la coucher, je les ai vus la soulever comme ça, comme un sac de farine. Qu’ils la manipulent de cette façon, c’était vraiment très douloureux. Alors quand on m’a annoncé son décès, j’ai été soulagée malgré la tristesse. Au fond, elle était déjà partie depuis longtemps pour moi.

Quand mes parents ont vidé sa maison j’ai voulu récupérer sa galetière. C’est une sorte de poêle en fonte, lourde et culottée par le temps, dans laquelle elle cuisait ses galettes de sarrasin. Elle m’évoque les repas de famille du dimanche midi dans leur maison à Sainte-Luce-sur-Loire, à côté de chez nous. Dans mes souvenirs, il y avait toujours un air de fête ! Elle se mettait aux fourneaux dès huit heures du matin et y restait jusqu’à midi. Il faut dire que mon père et ses frères en prenaient chacun une dizaine. Moi je prenais des complètes, j’adorais ça, il y avait plein de beurre. Si je ferme les yeux, je revois ma grand-mère dans sa blouse à motifs s’affairer dans la cuisine. Elle ne laissait personne faire les galettes, c’était son truc à elle, il ne fallait pas essayer de fourrer son nez à ses côtés sinon tu te faisais houspiller. Elle ne s’asseyait pas à table avec nous dans la salle à manger, elle n’avait pas le temps, elle venait seulement prendre les commandes et ne nous rejoignait qu’à la fin pour les galettes sucrées. Ça me semblait très laborieux pour elle de rester debout aussi longtemps et de transporter sa galetière d’une pièce à l’autre, avec un torchon pour ne pas se brûler. Moi, je ne me suis jamais servi de sa galetière, je l’ai posée sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, je ne savais pas où la ranger. Quelque part, je l’ai mise de côté mais je n’arrive pas à m’en séparer, je ne pourrai pas la mettre au garage. Il faut qu’elle reste à portée de vue, que je la sente et la touche de temps en temps. Elle me parle de mon enfance mais aussi de ma descendance, de mes racines bretonnes que j’aime beaucoup. Et puis je crois qu’en la posant là, elle apporte aussi de la bienveillance ou une forme de protection. Ma grand-mère, c’était un peu comme mon ange gardien. Jusqu’à l’âge de 2 ans, je passais la semaine chez elle et puis ado je la voyais deux à trois fois par semaine. Quand j’avais des soucis, j’allais la voir, je n’allais pas voir ma mère, c’était elle ma confidente. Depuis sa mort, je l’appelle parfois à l’aide quand quelque chose me touche profondément, quand papa était malade ou quand les filles ne vont pas bien. Enfant, ma grand-mère m’appelait « ma fille » et me disait souvent qu’elle avait une photo de moi qu’elle regardait tous les soirs pour m’envoyer des bisous. Elle m’envoyait aussi des grandes lettres auxquelles je répondais à chaque fois. Depuis qu’elle n’est plus là, je n’ai plus jamais reçu de lettre de personne.

Françoise,
Embrun, le 1er Octobre 2018



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