Des pierres
Vilnius, Kaunas, Šiauliai, Šeduva, Lituanie, 2023
Il fait froid et les trottoirs sont durs et glissants. La grêle qui tombe sur la neige laisse apparaître le goudron du parking. On entre là par un passage en briques que des enfants empruntent en parlant fort. En 1941, un garage occupait cette cour immense et carrée. Un jour, à la fin du mois de juin de cette année, des dizaines d’hommes juifs y furent rassemblés de force. Dans leur bouche, d’autres hommes avaient planté les tuyaux du garage servant à nettoyer les voitures puis en avaient libéré le jet d’eau. Certains hommes juifs furent tués ainsi, les autres sous des coups de barre de fer. Le sang qui couvrait leur corps et le sol fut nettoyé avec les mêmes tuyaux. Exaltés par une foule d’habitants réunis autour d’eux, les meurtriers frappèrent jusqu’à ce qu’il n’y ait aucun survivant. Une fois le massacre terminé, l’hymne national fut entonné au milieu des cadavres. Il y a quelques années, une pierre a été dressée dans un coin de cette cour. Entre des places de parking et un terrain de jeu. À l’ombre d’un arbre aux branches épaisses et tombantes.
Abrités sous un préau d’acier, il y a du monde sur le quai. Un train passe et s’éloigne de la ville. Traversant quelques usines et des kilomètres de forêt pour atteindre enfin la capitale. Sur ce chemin, un grand dépôt de carburant avait été abandonné par les soviétiques pendant leur opération de retraite. La vingtaine de fosses de stockage du site fut désignée pour abattre et jeter les corps de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants juifs du pays et d’ailleurs. Une fois remplies de leurs corps placés tête-bêche comme des bûches et les mains attachées dans le dos, les fosses furent entièrement recouvertes de terre. Depuis, des mémoriaux ont été construits autour d’elles et des pierres scellées ici et là dans le sol. Esseulés au milieu des bois, rien n’indique leur présence. Aucun panneau à la sortie de la gare la plus proche ni le long de la route principale qui contourne les lieux. L’ancien dépôt est désert, il n’y a que des arbres, des pierres et des trous. À un quart d’heure de train, la capitale est désormais couverte de blanc et ceux qui la peuplent continuent leur mouvement.
· Exposition à l’Atelier, Argenteuil, 27 mai 2023 - 18 juin 2023
· Finaliste du prix du Livre Robert Delpire 2023
· Portfolio publié dans M Le Mag, Le Monde, 01.2024